19

L’HISTOIRE DE BOMANZ

Toubib :

 

Bomanz se promenait dans son rêve en compagnie d’une femme dont il ne parvenait pas à comprendre les propos. Les verts chemins de promesse passaient devant des chiens croqueurs de lune, des pendus et des sentinelles sans visage. Par des trouées dans le feuillage, il apercevait une comète qui embrasait le ciel.

Il dormait mal. Le rêve le réveillait invariablement chaque fois qu’il s’assoupissait. Sans qu’il sache pourquoi, il lui était impossible de plonger dans un sommeil profond. Comparé à certains autres, ce cauchemar n’était pas trop violent.

En gros, la symbolique en était claire, mais il refusait d’y prêter attention.

La nuit était tombée quand Jasmine lui a apporté du thé et lui a demandé : « Tu vas rester cloîtré ici toute la semaine ?

— Possible.

— Tu penses dormir, cette nuit ?

— Je m’endormirai sans doute tard. Je descendrai travailler à l’échoppe. Que fait Stance ?

— Il a dormi un peu, est allé au site et en a ramené un chargement. Après quoi il a bricolé au magasin, mangé un morceau, puis il est reparti quand on est venu rapporter que Men fu rôdait de nouveau.

— Et Besand ?

— On ne parle que de lui en ville. Le nouveau Moniteur est furieux parce qu’il n’est pas parti. Mais il dit qu’il refuse clair et net. Les gardes le traitent de vieille baderne. Ils refusent de lui obéir. Il devient de plus en plus cinglé.

— Peut-être qu’il en tirera une leçon. Merci pour le thé. Il y a quelque chose à manger ?

— Des restes de poulet. Va te servir toi-même. Moi, je vais me coucher. »

Bougonnant, Bomanz a avalé froides ses ailes de poulet graisseuses et les a fait passer à coups de bière tiède. Il a repensé à son rêve. Son ulcère lui a pincé l’estomac. Sa tête a commencé à l’élancer. « Allez, au boulot », a-t-il murmuré en remontant d’un pas lourd à l’étage.

Il a passé plusieurs heures à récapituler les rituels qu’il mettrait en œuvre pour quitter son corps et esquiver les périls des Tumulus… Le dragon poserait-il problème ? Pour ce qu’il en savait, l’animal était censé veiller contre des intrusions physiques. « Ça devrait marcher, a-t-il conclu finalement. À condition que ce sixième tumulus contienne bel et bien Chien-de-Lune. » Il a soupiré et s’est radossé à son fauteuil en fermant les paupières.

Le rêve a repris. Au beau milieu, il s’est retrouvé face à deux yeux verts et ophidiens. Des yeux pénétrants, cruels et moqueurs. Il s’est réveillé en sursaut.

« ’pa, tu es là ?

— Ouais. Monte. »

Stancil a pénétré dans la chambre. Il avait une mine affreuse.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Dans les Tumulus… Des fantômes qui marchent.

— Ça arrive à l’approche de la Comète. Je n’aurais pas cru qu’ils se manifesteraient si tôt. Ça risque de donner de l’agitation, cette fois. Pas de quoi être tourneboulé.

— Ce n’est pas ça. Ce que tu dis, je m’y attendais. Je me suis contrôlé. Non. C’est Besand et Men fu.

— Quoi ?

— Men fu a tenté d’entrer dans les Tumulus avec l’amulette de Besand.

— J’en étais sûr ! Le sale… Continue.

— Il était au site. Avec l’amulette. Il crevait de trouille. Il m’a vu arriver et a filé dans la pente. Quand il s’est retrouvé près de l’emplacement des anciennes douves, Besand a surgi de nulle part en beuglant, une épée au poing. Men fu a détalé. Besand l’a poursuivi. Il faisait assez clair, mais je les ai perdus de vue quand ils ont tourné derrière le tumulus du Hurleur. Besand a dû le rattraper. Je les ai entendus crier et rouler dans les broussailles. Et puis ils se sont mis à hurler. »

Stancil s’est interrompu. Bomanz a patienté.

« Je ne sais pas comment te le décrire, ’pa. Je n’ai jamais entendu de bruits comparables. Tous les fantômes s’ameutaient au sommet du tumulus du Hurleur. Ça a duré tout un moment. Et puis les hurlements ont commencé à se rapprocher. »

Stancil, a pensé Bomanz, semblait salement ébranlé. Déboussolé comme peut l’être un homme devant la perte de ses repères les plus enracinés. Bizarre.

« Continue.

— C’était Besand. Il avait l’amulette au poing, mais il peinait pour franchir la douve. Il l’a lâchée. Les fantômes se sont précipités sur lui. Il est mort, ’pa. Tous les gardes étaient sortis… Ils n’ont pu que regarder la scène, impuissants. Le Moniteur a refusé de leur donner des amulettes pour aller le secourir. »

Bomanz a croisé les doigts sur la table et contemplé ses mains. « Ça nous fait deux morts. Trois en comptant celui de la nuit dernière. Combien y en aura-t-il demain soir ? Est-ce que je vais devoir affronter un peloton de nouveaux fantômes ?

— Tu t’es décidé pour demain soir ?

— Eh oui. Besand mort, il n’y a plus aucune raison d’atermoyer, pas vrai ?

— ’pa… Peut-être que tu ne devrais pas. Peut-être que le savoir enfoui là-bas devrait le rester.

— Allons bon. Voilà que mon fils me serine mes propres doutes ?

— ’pa, c’est pas le moment de se chamailler. Peut-être que j’ai un peu trop insisté. Et que j’ai eu tort. Tu en connais plus long sur les Tumulus que moi. »

Bomanz a observé son fils. Il a répondu crânement, quoiqu’il n’en menât pas large au fond :

« Je ne renoncerai pas. Il n’est plus temps de douter mais de passer à l’action. Voici la liste. Vois s’il ne reste pas un champ d’investigation que j’aurais oublié.

— ’pa…

— On ne revient pas là-dessus, fiston. » Il lui avait fallu toute la soirée pour se débarrasser de la défroque de personnage falot qui lui collait à la peau et y substituer le mage si longtemps et habilement camouflé. Mais désormais il n’était plus le même.

Bomanz s’est rendu dans un coin où s’entassaient quelques objets d’apparence anodine. Il se tenait plus droit que d’habitude. Ses gestes étaient plus précis, plus vifs. Il a empilé des choses sur la table. « Quand tu retourneras à Aviron, tu pourras annoncer à mes anciens collègues ce qu’il est advenu de moi. » Sa bouche s’étirait en un mince sourire. Il s’en rappelait quelques-uns que cela ferait certainement frémir aujourd’hui encore, sachant qu’il avait étudié dans l’ombre de la Dame. Il n’avait jamais oublié, jamais pardonné. Et eux le sauraient bien.

La pâleur de Stancil s’était dissipée. Maintenant il était perplexe. Cette facette du père ne s’était jamais dévoilée depuis la naissance du fils. Il ne la lui connaissait pas. « Tu veux vraiment aller là-bas, ’pa ?

— Tu m’as fourni les indications essentielles. Besand est mort. Men fu également. Les gardes ne vont pas s’exciter.

— Je pensais qu’il était ton ami.

— Besand ? Besand n’avait pas d’ami. Il avait une mission… Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Comme… un homme avec une mission ?

— Possible. Quelque chose m’a retenu ici. Descends, donc ce matériel. On s’installera dans le magasin.

— Où veux-tu que je le dépose ?

— Aucune importance. Besand seul était capable de faire la différence entre ces objets et les vulgaires rebuts. »

Stancil est sorti. Plus tard, ayant achevé une série d’exercices mentaux, Bomanz s’est demandé où le garçon était passé. Stance n’était pas revenu. Il a haussé les épaules et s’est replongé dans son travail. Il a souri. Il était prêt. Tout allait être simple.

 

Une belle pagaïe régnait en ville. Un garde venait de tenter d’assassiner le nouveau Moniteur. Ce dernier, terrorisé, s’était claquemuré dans ses quartiers. De folles rumeurs circulaient.

Bomanz a traversé le tumulte avec une hautaine indifférence, au point qu’il a ébahi tous ceux qui le connaissaient depuis des années. Il s’est acheminé jusqu’aux abords des Tumulus et a toisé son adversaire de si longue date. Besand reposait où il était tombé. Les mouches grouillaient. Bomanz a jeté une poignée de terre sur le corps. Les insectes se sont envolés. Il a opiné du chef, songeur. L’amulette de Besand avait à nouveau disparu.

Bomanz a reconnu non loin le caporal Rauque. « Si vous ne pouvez pas sortir Besand de là, recouvrez-le au moins de terre. Il y a un beau tas de déblais à côté de ma fosse.

— Bien, m’sieur », a répondu Rauque, qui s’est étonné à retardement de sa propre docilité.

Bomanz a longé le périmètre des Tumulus. Le soleil, voilé par la queue de la Comète, brillait un peu bizarrement. Les couleurs s’en trouvaient un tantinet modifiées. Mais nul fantôme ne rôdait pour l’heure. Il n’a trouvé aucune raison d’ajourner sa tentative de prise de contact. Il est revenu en ville.

Des charrettes étaient garées devant l’échoppe. Des voituriers s’activaient à les charger. La voix stridente de Jasmine retentissait à l’intérieur, elle admonestait quelqu’un qui venait de prendre quelque chose qu’il n’aurait pas dû. « Va au diable, Takar, a grincé Bomanz. Pourquoi aujourd’hui ? Tu aurais pu attendre que tout soit fini. » Une inquiétude l’a fugitivement étreint. Il ne pourrait pas compter sur Stance si le garçon était sollicité. Il s’est engouffré dans le magasin.

« C’est magnifique ! a déclaré Takar à propos du cheval. Tout à fait extraordinaire. Tu es un génie, Bo.

— Et toi une vraie plaie. Qu’est-ce qui se passe ici ? Qui sont tous ces gens ?

— Des gars que j’ai embauchés. Mon frère Clete. Ma sœur Gloire. La Gloire de Stance. Et notre petite sœur Mouche. Ainsi surnommée parce qu’elle passait son temps à nous espionner.

— Enchanté, tout le monde. Où est Stance ?

— Je l’ai envoyé faire des courses pour le dîner, a répondu Jasmine. Avec tout ce peuple, je vais me mettre aux fourneaux de bonne heure. »

Bomanz a poussé un soupir. Il avait bien besoin de cela, en cette nuit fatidique. La maison pleine d’invités. « Toi, remets ça où tu l’as pris. Toi, Mouche – c’est ça ? –, tu ne touches à rien.

— Mais qu’est-ce que tu as, Bo ? » a demandé Takar.

Bomanz a haussé un sourcil, croisé le regard de son interlocuteur et s’est abstenu de répondre. « Où est l’autre voiturier, le grand baraqué ?

— Plus avec moi, a répondu Takar, soudain sombre.

— Tu m’étonnes. Je serai à l’étage en cas de problème. »

Il a traversé le magasin d’un pas lourd, gravi l’escalier, pris place sur sa chaise, s’est efforcé de dormir. Ses rêves étaient ténus. Il lui a semblé pouvoir entendre enfin, mais il n’a pas pu se rappeler quoi…

Stancil est entré dans la pièce du haut. Bomanz lui a demandé : « Qu’est-ce qu’on décide ? Cette foule remet nos plans en question.

— De combien de temps as-tu besoin, ’pa ?

— Si tout fonctionne bien, ça pourrait m’occuper toutes les nuits pendant des semaines. » La question lui a réchauffé le cœur. Stance avait retrouvé son allant.

« On ne peut guère les flanquer à la porte.

— Ni partir ailleurs non plus. » Les gardes étaient sur le qui-vive.

« ’pa, est-ce que ça risque d’être bruyant ? Est-ce qu’on pourrait tenter le coup ici, en douce ?

— Pas d’autre solution, j’imagine. On va être à l’étroit. Va chercher le matériel dans le magasin. Je vais faire un peu de place. »

Les épaules de Bomanz se sont affaissées sitôt que Stance a eu quitté la pièce. Une certaine nervosité le gagnait. Non à cause de ce qu’il allait affronter, mais plutôt à l’égard de sa propre prévoyance. Il se répétait sans cesse qu’il avait oublié quelque chose. Pourtant, il avait passé au crible quatre décennies de notes sans détecter la moindre imperfection dans son approche. Le premier apprenti venu suffisamment instruit serait capable de suivre sa procédure. Il a craché dans un coin de la pièce. « Poltronnerie d’antiquaire, a-t-il murmuré. Classique trouille de l’inconnu. »

Stancil est revenu. « ’man les a lancés dans une partie de jet.

— Je me demandais ce qu’avait Mouche à s’exciter comme ça. Tu as tout ?

— Oui.

— Bon. Descends et fais le guet. Je te rejoins dès que j’aurai tout préparé. On s’y mettra dès que tout le monde sera au lit.

— Bien.

— Stance, tu te sens prêt ?

— Ça va, ’pa. J’ai juste flanché un peu la nuit dernière. C’est pas tous les jours que je vois quelqu’un se faire tuer par des fantômes.

— Autant t’y habituer. Ce sont des choses qui arrivent. »

Stancil a pâli.

« Toi, tu es allé traîner tes guêtres en catimini du côté du Campus noir, pas vrai ? »

Le Campus noir constituait la face cachée de l’université ; les sorciers y apprenaient leur métier. Officiellement, il n’existait pas. Légalement, il était interdit. Mais il existait. Bomanz en était un diplômé émérite.

Stancil a brièvement opiné du chef.

« Je m’en doutais », a murmuré Bomanz qui s’est demandé : Jusqu’à quel point as-tu trempé dans cette noirceur, fiston ?

Il a poursuivi ses préparatifs et, quand il a eu tout vérifié à trois reprises, il s’est rendu compte que cette prudence tournait au prétexte pour ne pas descendre se mêler aux autres. « C’est bien de toi, ça ! » s’est-il murmuré à lui-même.

Dernier regard circulaire. Cartes dépliées. Bougies. Bol de mercure. Dague d’argent. Herbes. Encensoir… Cette crainte continuait de lui trotter dans la tête. « Bon sang, mais qu’est-ce que je pourrais avoir oublié ? »

Le jet se jouait en général à quatre, sur un damier. Chaque joueur occupait un côté du plateau, quatre fois plus grand qu’un damier classique. Un élément de hasard intervenait par un lancer de dé préalable à chaque mouvement. Si le joueur tirait un six, il avait droit à une combinaison de six déplacements de pièces. Les règles s’apparentaient à celles des dames, sauf qu’il était possible de renoncer à une prise.

Mouche a pris Bomanz à partie quand il est entré dans la pièce.

« Ils se liguent tous contre moi ! » Elle jouait face à Jasmine. Gloire et Takar l’encadraient. Bomanz a regardé quelques tours de jeu. Takar et son autre sœur étaient de mèche. Tactiques d’élimination traditionnelles.

Par un influx, Bomanz a contrôlé la course du dé quand le tour de Mouche est venu. Elle a obtenu un six, poussé un petit cri, lancé ses pions à l’assaut tous azimuts. Bomanz s’est demandé s’il avait eu autant d’enthousiasme et d’optimisme dans sa jeunesse. Il a observé la fillette. Quel âge ? Quatorze ans ?

Il a bloqué le dé de Takar sur un as, laissé Jasmine et Gloire obtenir ce que le hasard déciderait, puis gratifié Mouche d’un nouveau six et son frère d’un nouvel as. Au bout de trois tours, Takar a ronchonné : « Ça commence à m’énerver. » Le rapport de forces avait basculé. Gloire menaçait de l’abandonner pour s’allier à sa sœur contre Jasmine.

Jasmine a dardé sur lui un regard en coin quand Mouche a décroché encore un six. Il a cligné de l’œil et laissé le sort décider du jet de Takar. Deux. « Je vais remonter la pente, maintenant », a-t-il grommelé.

Bomanz a traîné un peu dans la cuisine, s’est servi une chope de bière. Quand il est revenu près des joueurs, Mouche frôlait de nouveau la catastrophe. Elle assurait si peu ses arrières qu’il lui fallait maintenant obtenir un quatre ou mieux pour rester en lice.

Takar, quant à lui, développait un jeu d’une prudence fastidieuse, avançant graduellement, essayant d’occuper les zones névralgiques pour ses adversaires. Un type dans mon genre, a songé Bomanz. D’abord il s’assure de ne pas perdre, ensuite il voit ce qu’il peut mettre en œuvre pour gagner.

Takar a tiré un six et envoyé un de ses pions dans une escapade extravagante au cours de laquelle il a soufflé six pièces à Gloire, son alliée de la première heure.

Perfide à l’occasion, a pensé Bomanz. À garder en mémoire. « Où est Clete ? a-t-il demandé à Stancil.

— Il a préféré rester avec les voituriers. Il craignait que trop de monde à la maison ne te dérange.

— Je vois. »

Jasmine a gagné cette partie-là et Takar la suivante, après quoi le négociant d’antiquités a déclaré : « J’en ai ma dose. Prends ma place, Bo. À demain matin, tout le monde.

— Je m’arrête aussi, a annoncé Gloire. Un petit tour, ça te dirait, Stance ? »

Stance a interpellé son père du regard. Bomanz a hoché la tête. « Ne vous éloignez pas trop. Les gardes ne sont pas commodes en ce moment.

— D’accord », a répondu Stance. Son empressement à la suivre a fait sourire son père. Il y avait bien longtemps, il aurait agi pareillement avec Jasmine.

« Une fille charmante, a fait remarquer sa femme. Stance a de la chance.

— Merci, a dit Takar. Nous pensons qu’elle a de la chance, elle aussi. »

Mouche a fait la grimace. Bomanz s’est fendu d’un sourire désabusé. Quelqu’un avait le béguin pour Stancil. « Une partie à trois ? a-t-il proposé. En se relayant pour jouer le rôle du mort jusqu’à ce que quelqu’un soit éliminé. »

Il a laissé le hasard déterminer les lancers de dé de chaque joueur, mais a favorisé le camp du mort à coups de cinq et de six. Mouche, vite éliminée, a pris la place du mort. Jasmine paraissait amusée. L’enfant poussait des exclamations de joie chaque fois qu’elle remportait un succès. « Gloire, j’ai gagné ! a-t-elle déclaré toute guillerette quand sa sœur et Stancil sont revenus. Je les ai battus. »

Stancil a regardé le plateau puis son père. « ’pa…

— On s’est défendus comme on a pu. Elle a eu la main heureuse. »

Stancil a souri d’un air entendu.

« Ça suffit, la Mouche. C’est l’heure d’aller au lit. On n’est pas à la ville. On se couche tôt, ici.

— Haan…» Bougonnant, la fillette a obtempéré. Bomanz a soupiré. La sociabilité le fatiguait.

Son pouls s’est accéléré quand il a anticipé le travail qui l’attendait cette nuit.

 

Stancil a relu pour la troisième fois ses instructions manuscrites. « Pigé ? a demandé Bomanz.

— Il me semble.

— Le minutage importe peu, du moment que tu interviens plutôt avec du retard que de l’avance. S’il s’agissait de conjurer je ne sais quel fichu démon, je te ferais plancher sur les formules une bonne semaine.

— Les formules ? » Stancil devrait se contenter de surveiller les bougies et d’observer. Il n’aiderait son père qu’en cas de problème.

Bomanz avait passé les deux heures précédentes à neutraliser les sortilèges jalonnant le passage qu’il comptait emprunter. La découverte du nom de Chien-de-Lune était tombée à point nommé.

« La voie est ouverte ? a demandé Stancil.

— Toute grande. Elle m’aspire presque. Je t’autoriserai à t’y engager plus tard dans la semaine. »

Bomanz a inspiré profondément, expiré. Il a promené le regard sur la pièce. Il éprouvait toujours cette irritante sensation d’avoir oublié quelque chose. Il n’avait pas la moindre idée de ce dont il pouvait s’agir. « Allez ! »

Il s’est calé sur sa chaise, a fermé les yeux. « Dummi, a-t-il psalmodié. Um muji dummi. Haikon. Dummi. Um muji dummi. »

Stancil a saupoudré d’herbes un tout petit brasero. Une fumée âcre a rempli la pièce. Bomanz s’est détendu, a laissé la léthargie le gagner. Il a réussi une rapide scission, s’est élevé, a flotté un peu sous les chevrons tout en observant Stancil. Le garçon paraissait confiant.

Bo a vérifié ses connexions avec son corps. Bonnes. Excellentes ! Il pouvait entendre à la fois par ses oreilles physiques et immatérielles. Il a testé un peu mieux cette double perception en se laissant glisser dans l’escalier. Tous les bruits provoqués par Stancil lui parvenaient clairement.

Il s’est arrêté un instant dans le magasin, a observé Gloire et Mouche, envieux de leur insouciante jeunesse.

Dehors, la Comète éclairait la nuit. Bomanz sentait sa puissance se déverser sur la terre. Elle serait bien plus spectaculaire encore quand le monde entrerait dans sa traîne.

Tout à coup, il a senti sa présence ; elle l’appelait, pressante. Il a contrôlé de nouveau ses connexions corporelles. Oui. Il était toujours en transe. Il ne rêvait pas. Il s’est senti vaguement mal à l’aise.

Elle l’a conduit jusqu’aux Tumulus en suivant la voie qu’il avait ouverte. Il a chancelé devant le terrible pouvoir qui s’y trouvait enfoui, au-delà des champs de force émanant des stèles et des fétiches. Devant ses yeux immatériels, les sentinelles prenaient des allures de monstres hideux et sanguinaires retenus par de courtes chaînes.

Les fantômes régnaient dans les Tumulus. Ils rôdaient non loin de Bomanz, essayaient de rompre ses protections magiques. Le pouvoir de la Comète et la force des sortilèges de garde se mêlaient en un tonnerre qui pénétrait tout son être. Quelle puissance savaient exploiter les anciens ! a songé Bomanz. Et dire que cette puissance avait perduré à travers les âges !

Ils se sont approchés des soldats morts que Bomanz avait symbolisés par des pions sur sa carte. Il a cru percevoir un bruit de pas derrière lui… Il s’est retourné, n’a rien décelé et s’est rendu compte que c’était Stancil qu’il entendait, à la maison.

Le fantôme d’un chevalier l’a défié. Il diffusait une haine aussi intemporelle et implacable que des rouleaux battant une grève froide et blême. Bomanz s’est esquivé.

De grands yeux verts ont plongé dans les siens. Un regard pénétrant, très vieux, impitoyable, arrogant, railleur et méprisant. Le dragon a découvert ses dents avec un sourire mauvais.

Nous y voilà, s’est dit Bomanz. Ce que j’avais oublié… Mais non. Le dragon n’a pu l’atteindre. Il a senti l’irritation du monstre, sa conviction qu’il aurait constitué un morceau de choix s’il avait été de chair. Il s’est hâté de suivre la femme.

Aucun doute. Il s’agissait de la Dame. Elle avait essayé de l’atteindre, elle aussi. La prudence s’imposait. Elle cherchait sans doute autre chose qu’une accolade reconnaissante.

Ils sont entrés dans la crypte. Massive, spacieuse, elle était encombrée de tous les objets ayant appartenu au Dominateur durant sa vie. À l’évidence, cette vie n’avait pas été spartiate.

Il a suivi la femme derrière un amoncellement de meubles, et là s’est rendu compte qu’elle avait disparu. « Où ?…»

Il les a découverts. Côte à côte, chacun sur une dalle. Enchaînés. Auréolés d’un suaire de puissance crépitante. Aucun des deux ne respirait, et pourtant aucun ne présentait le teint livide de la mort. Ils paraissaient suspendus, arrêtés dans le temps.

Les légendes n’exagéraient qu’à peine. L’impact de la Dame, même en pareille situation, demeurait phénoménal. « Bo, tu as un grand fils. »

Une partie de lui-même aurait voulu se dresser sur ses pattes arrière et mugir comme un adolescent en rut.

De nouveau, il a entendu des pas. Fichu Stancil. Il ne pouvait pas garder un peu le silence ? Il faisait du potin pour trois.

La femme a ouvert les yeux. Ses lèvres se sont étirées en un sourire éclatant. Bomanz a oublié Stancil.

Bienvenue, a susurré une voix dans son esprit. Nous avons attendu longtemps, n’est-ce pas ?

Drôle d’entrée en matière, s’est-il dit simplement.

Je t’ai observé. Oui, je vois tout dans cet implacable dénuement. J’ai essayé de t’aider. Les barrières étaient trop nombreuses et trop hautes. Maudite Rose Blanche. Elle n’était pas bête.

 

Bomanz a jeté un coup d’œil au Dominateur. Grand, de bien belle allure, l’empereur guerrier demeurait figé. Bomanz a envié sa perfection physique.

Il dort d’un sommeil plus profond.

 

La remarque ne se teintait-elle pas de moquerie ? Il ne parvenait pas à lire son visage. Elle exerçait une fascination trop forte sur lui. Il a soupçonné que bien des hommes y avaient sans doute succombé et qu’effectivement elle avait sans doute été le moteur véritable de la Domination.

Tu vois juste. Et la prochaine fois…

 

« Prochaine fois ? »

Un gloussement l’a enveloppé comme le chant tintinnabulant d’une douce brise.

Tu es venu pour apprendre, ô mage. Comment rétribueras-tu ton professeur ?

 

L’instant pour lequel il avait vécu se présentait enfin. Son triomphe s’offrait à lui. Restait encore une étape…

Tu as montré de l’habileté. Tu as montré tant de prudence, pris tant de temps, même ce Moniteur te regardait de haut. Je t’applaudis, mage.

 

L’étape délicate. Plier la créature à sa volonté.

Le rire a tinté une seconde fois. Tu ne veux pas négocier ? Tu veux me contraindre ?

« Au besoin. »

Ne me donneras-tu donc rien ?

 

« Je ne peux te donner ce que tu désires. »

Gloussement de nouveau. Carillon argentin. Tu ne peux me contraindre.

Bomanz a haussé des épaules imaginaires. Elle avait tort. Il disposait d’un moyen de pression. Un heureux hasard le lui avait fourni dans sa jeunesse, il avait aussitôt compris le parti qu’il pouvait en tirer et s’était engagé sur le long cheminement qui l’avait conduit jusqu’à cet instant.

Il avait jadis trouvé un monogramme. Il était parvenu à le déchiffrer, et il avait ainsi découvert le patronyme de la Dame, un nom assez courant dans les chroniques d’avant la Domination. Certains indices désignaient l’une des filles de la famille en question comme la Dame. Quelques investigations historiques lui avaient permis de déterminer le reste.

Ainsi, il avait résolu une énigme sur laquelle des milliers de chercheurs s’étaient cassé les dents durant des centaines d’années.

Connaître son nom véritable lui donnait le pouvoir de réduire la Dame à sa merci. En magie, le nom véritable équivaut à ce qu’il désigne…

 

J’en aurais trépigné de dépit. Mon correspondant concluait son récit à deux doigts de la révélation après laquelle je courais depuis tant d’années. Salopard.

Cette fois, le texte comportait un post-scriptum, un petit quelque chose en plus de l’histoire. L’épistolier avait griffonné comme des empreintes de pattes de poule. Qu’elles aient pour vocation de délivrer un message, je n’en doutais pas. Mais pas moyen de comprendre lequel.

Comme toujours, ni signature ni sceau.

 

La Rose Blanche
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